Drôles de rencontres sur tapis rose. Certains jouent dans la même série mais se croisent pour la toute première fois. Et pour cause. Rythmes effrénés et intrigues entremêlées : un feuilleton quotidien est une énorme machine. Pour chacun des trois shows que les fans suivent du lundi au vendredi sur TF1, trois plateaux de tournage s’activent tous les jours. « Un vrai sport de haut niveau », résume Vanessa Demouy, tête d’affiche et pilier d’« Ici tout commence », le feuilleton sur la vie d’une école gastronomique qui fait saliver les Français depuis sa création, en 2020. Avec ses trente-cinq ans de métier, l’actrice redouble de bienveillance envers les jeunes pousses qui rejoignent l’équipe pour camper des apprentis cuisiniers. « Ils se mettent une pression pas possible. Notamment pour retenir leur texte. On tourne huit séquences par jour… L’équivalent de quatorze minutes d’épisode. C’est colossal. » Pour avaler ces lignes à foison, chacun sa méthode. Vanessa Demouy commence à les apprendre dès qu’elle reçoit les scripts, quinze jours à l’avance. « J’ai vraiment besoin d’être débarrassée du texte pour pouvoir l’interpréter. Mais j’ai des collègues qui le mémorisent le matin dans leur loge, et vous ne voyez pas la différence… »
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La star de « Cœurs Caraïbes » et « Classe Mannequin », séries qui ont fait les beaux jours de M6 dans les années 1990, a d’abord rejoint TF1 en passant le costume de Rose Latour dans « Demain nous appartient », en 2018. Son rôle devait se résumer à une intrigue d’été. Mais Rose a plu au public, Vanessa, aux équipes. Son personnage dans la série tournée à Sète est devenu récurrent. Avant qu’un défi ne l’appelle : ce nouveau projet au nom plein de promesses, « Ici tout commence ». Elle choisit de quitter un programme à succès, ses amis et ses habitudes pour l’inconnu. Lors de son dernier jour sur le plateau de « DNA », les questions se bousculent. « Qu’est-ce que j’ai fait ? Peut-être que l’autre série va faire un four, que je ne vais pas m’entendre avec les comédiens. » La production organise vite un dîner avec le casting entier. « Tout le monde se regardait de travers. C’est là que j’ai rencontré Elsa, ma sœur dans la série. On a eu notre premier fou rire au bout de six minutes. » Voilà la comédienne rassurée.
Pour Emmanuel Moire aussi, il a fallu s’adapter à l’exigence, au travail en flux tendu des feuilletons. L’inoubliable Louis XIV dans la comédie musicale « Le Roi Soleil » n’était pas familier des tournages. Il s’est formé pendant deux ans au métier d’acteur, et TF1 lui a proposé le rôle du professeur de français dans « DNA » dix jours seulement après la fin de son cursus. Il en sourit : « J’ai trouvé le timing plutôt pas mal… » Il débarque en 2021 sans jamais avoir regardé une quotidienne. Les débuts sont difficiles. « Je perdais mes moyens. Je suis comme un diesel, j’ai besoin de temps pour intérioriser et vraiment commencer à jouer. » Lors de ses premières scènes, il donne tout et s’épuise trop vite. « Je flippais et je voulais faire mes preuves. Mais je ne m’étais pas rendu compte que la caméra n’était pas sur moi. Quand mes plans sont arrivés, je n’avais plus rien sous le coude. » Une page désormais tournée. Emmanuel a vite retrouvé confiance, au point de devenir le trublion de la bande.
Ces programmes qui s’épanouissent avec les années forgent les amitiés. Des couples se sont même formés
Ces programmes qui s’épanouissent avec les années forgent les amitiés. Quitte à donner du fil à retordre aux équipes. Celle de « DNA » redoute les face-à-face entre Hector Langevin et Franck Monsigny. « C’est très dur, confie le premier. Je me souviens d’une scène au commissariat où Franck m’interrogeait. J’ai dû fixer son front. Il m’était impossible de croiser son regard sans éclater de rire. » Même complicité dans les coulisses d’« Ici tout commence ». Les comédiens vivent ensemble à Saint-Laurent-d’Aigouze, une petite commune du Gard. Des couples se sont même formés. Quatre depuis 2020. Le dernier en date a été révélé pendant Canneséries. L’acteur Stéphane Blancafort a profité du festival pour se confier : depuis septembre, il partage la vie de Catherine Davydzenka, sa partenaire à l’écran, de 28 ans sa cadette.
En termes d’ambiance et de réussite qui dure, c’est la série « Plus belle la vie » qui a donné le « la » dès 2004. Avec pas loin de 4 700 épisodes pendant dix-huit ans sur France 3. Le feuilleton tourné à Marseille et Allauch a toutefois connu des montagnes russes émotionnelles depuis deux ans. D’abord l’arrêt de la série, officialisé en 2022, et la mort de Michel Cordes, à 77 ans, et de Marwan Berreni, à 34 ans, en 2023. Deux suicides en moins de six mois ! La douleur est encore vive. Et l’arrêt de ce monument que l’on croyait insubmersible a été vécu comme un autre choc par les équipes. Il a fallu tout réinventer. La série a retrouvé l’antenne sur TF1 depuis janvier, juste après le JT de 13 heures. Au programme, de nouveaux personnages, de nouveaux décors et même un nouveau nom pour donner le cap : « Plus belle la vie, encore plus belle ». La productrice Clémentine Planchon y a vu l’occasion de revoir la copie : « Le niveau visuel des séries concurrentes était supérieur. On était à la traîne. Nous devions nous améliorer, ce qu’on n’a pas le temps de faire quand on tourne toute l’année. »
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La série a été relancée en un temps record alors qu’il n’y avait plus de décors, plus d’accessoires, même plus de bureaux. Tout avait été cassé et vidé. « On a eu des sueurs froides : certains décors ont été livrés le soir pour un tournage le lendemain matin. » Une quinzaine de comédiens de l’ancienne version ont été repris. Les autres, non. « S’il y a des déçus, nous sommes désolés. On a fait des choix qui ont été durs, même pour nous. Il y a des personnages qu’on aimait beaucoup mais qu’on n’a pas réussi à intégrer. » Comme une évidence, Sylvie Flepp a rempilé. Voilà vingt ans qu’elle est Mirta Torres, ex-gérante d’hôtel désormais concierge. Et dire que, quand on lui a proposé le rôle, elle avait accepté en répondant : « OK pour six mois, mais un an ça me paraît beaucoup… » Elle ne se prend pas pour une star. « On est populaire, ce n’est pas pareil. Une star est connue pour son nom et pas pour un rôle. »
Multipliant les cartons d’audience dans ses belles années, avec parfois plus de six millions de téléspectateurs qui le préféraient aux 20 heures concurrents, le feuilleton est devenu un phénomène de société. « Des universitaires en ont fait des thèses pour comprendre l’engouement », ajoute Sylvie… que les fans appellent souvent Mirta. « Je ne leur en veux pas. On est tous les jours dans leur salon. » La passion est si vive que des spectateurs s’y laissent prendre. Un soir, sa partenaire Dounia Coesens, connue pour son personnage de petite peste, a été mise à l’eau sur le port de Marseille… « On lui a dit : il faut que tu arrêtes de te mettre au bord de l’eau le soir, c’est dangereux ! »
Un mélange de sujets de société, de polar et de comédie: c’est peut-être le secret de ces trois quotidiennes
Le petit truc en plus de « Plus belle la vie » pour séduire le public, c’est de coller à l’actualité. Le 8 mars, l’inscription de l’IVG dans la Constitution s’est fait une place dans le programme. Pour la présidentielle, on prévoit même plusieurs scénarios. « En 2007, on avait tourné une version avec les trois présidents possibles, Sarkozy, Royal et Bayrou. » Un mélange de sujets de société, de polar et de comédie : c’est peut-être le secret de ces trois quotidiennes qui se regardent en famille. Vanessa Demouy reçoit aussi bien des messages de jeunes qui ont l’âge de sa fille que de grands-parents. « Ils me disent : “Grâce à vous, je comprends mieux mon petit-fils”, ou “j’accepte mieux ma petite-fille.” Parentalité, couple, homosexualité, problèmes scolaires, drogue… Une fois la télé éteinte, les discussions s’enclenchent. « J’ai bien conscience que je ne suis pas une super-héroïne ou une neurochirurgienne qui sauve des vies, mais si on peut aider les spectateurs à sortir de leur quotidien, à libérer la parole, on se sent un peu utile. »
Alors, peu importe le snobisme qui a pu parfois viser les séries et qui, d’époque en époque, change de cible. Agathe de La Boulaye le balaye d’un revers de main. L’actrice de « Plus belle la vie » qui se promène toujours avec le scénario dans son sac, « comme par superstition », l’affirme : « Que ce soit pour le cinéma, pour un téléfilm, une saga ou une quotidienne, je vis ma passion de la même manière… Sauf que le rythme, ici, est beaucoup plus soutenu. »
À Cannes, avec ces têtes d’affiche si proches du public, le festival des séries a rapidement pris des allures de réunion de famille. Au point de faire rêver à un croisement entre les trois feuilletons, qui attirent chacun, tous les jours, près de trois millions de téléspectateurs. Côté production, on sait que le planning risque d’être trop serré… Mais des clins d’œil pourront se glisser dans les épisodes. On les guettera avec amusement.